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Fine fellows, cannibals
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9 décembre 2006

Une désolation

« Explique moi le mot heureux » : c’est la question lancinante que pose un père à son fils, dans le roman  Une désolation  de Yasmina Reza. Le père, Samuel Perlman, un vieillard misanthrope, atrabilaire, n’attend plus rien de la vie. Cynique, provocateur, misogyne mais sincère et émouvant car libéré de tout carcan social, il fustige une société devenue trop molle, désespérément bien-pensante et sans consistance. C’est l’occasion pour le héros de s’interroger sur l’accessibilité au bonheur,  l’inéluctabilité de la solitude, la difficulté d’être… L’auteure avec beaucoup d’humour et de maîtrise, renvoie ces interrogations au lecteur, en l’immergeant dans ce monologue éreintant.

Toute l’habilité de Y. Reza est de nous maintenir dans une position inconfortable vis-à-vis des propos du héros. De cet inconfort naît la réflexion. En accord avec son héros déplorant une société qui s’enlise dans un confort de surface, l’auteure interdit une lecture complaisante. Confronté à ce narrateur à la fois fragile et rebelle, grinçant et sincère, et servi par une plume virtuose,  les certitudes vacillent, le doute s’immisce : Samuel a-t-il raison ? Sommes nous condamnés à vivre dans un monde édulcoré, médiocre -et donc à avoir une vie médiocre-, où l’héroïsme a disparu ? A quelle distance se tenir de sa propre vie, de sa supposée réussite ? Le bonheur existe-t-il ?

Acculé à la rhétorique particulièrement efficace du héros, il nous faut réagir, prendre position, émerger, être plus que l’image de soi-même, bref, essayer de (re)-définir un possible rapport au monde.

Une désolation  de Yasmina Reza

«En une génération tu balaies le seul credo qui m’ait jamais animé. Moi dont la seule terreur est la monotonie des jours, moi qui pousserais les battants de l’enfer pour fuir cet ennemi mortel, j’ai un fils qui croupit dans le loisir. Peut-être as-tu su d’avance- quelle sagesse si c’était le cas !- qu’on était voué à être inférieur à soi. Chaque jour le monde m’a rétréci. Et j’ai eu beau, vois tu sans relâche, lutter contre ce rétrécissement, ce fut une bataille perdue d’avance. Aussi bien, me diras-tu, fort du désolant alliage de prosaïsme et de médiocrité qui semble être ta matière, à quoi bon la livrer ? Parce que n’importe quelle guerre aussi vaine soit-elle, aussi meurtrière soit elle, est supérieure au confort. Dans ma vie, j’aurai été littéralement tué, d’abord confiné, puis exécuté, par l’inertie des aspirants au confort. Tes copains. La horde de tes semblables. » 

« J’affirme que le seul système valable est le féodalisme, lequel avait le mérite de produire soit des nains qui fermaient leur gueule- et n’allaient pas nous emmerder avec le musée Picasso et autres veuleries culturelles- soit des chevaliers et des révolutionnaires, des types épiques qui maniaient le fer et la lance. Aujourd’hui on a des pancartes et des bonnes femmes comme vous qui chantent. Moi personnellement, ai-je répété, je préfère des vociférants assoiffés de sang qui brandissent des piques. Ça au moins, ça avait de la gueule »

« Mon petit, qui a goûté à l’action redoute l’accomplissement car il n’est rien de plus triste, de plus décoloré que la chose réalisée. Si je n’étais pas sans cesse en perpétuel devenir, il me faudrait alors lutter contre la mélancolie des achèvements, je ne vais quand même pas finir avec des vapeurs de bonne femme. A ton âge, je savais la conquête mais surtout, déjà, je savais la perte. Car je n’ai jamais souhaité, vois-tu, conquérir les choses pour les garder. Ni être qui que ce soit pour le rester. Au contraire. Dès que j’ai été quelqu’un, il m’a fallu le désagréger. N’être que le prochain de soi-même, mon petit. Il n’y a de satisfaction que dans l’espoir. »

« Il n’y a de réel qu’en soi, le monde n’est pas hors de soi »

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Commentaires
P
ah oui, un dernier com pour dire qu'effectivement la plume de Y. Reza est virtuose, j'ai dévoré Une désolation...
P
S'il a le mérite de ne pas accepter béatement le monde tel qu'il est et de se poser des questions, il ne fait que fuir l'ennui, au lieu de le vaincre dans une activité productive. Il est séduisant, certes, parce qu'il n'accepte aucun présupposé social et qu'il remet en cause toute idée bien-pensante, (surtout celle du bonheur après lequel tous courent sans savoir ce qu'est au fond le bonheur), mais au fond ce n'est pas tant par indépendance ou par ambition que par égoïsme, l'égoïsme qui lui fait dire que le monde est en soi. Attachant, encore, par sa fragilité et son inconstance, qui lui fait aimer celles des femmes de sa vie, mais il les dédaigne dès qu'elles le trahissent en trouvant leur équilibre. <br /> <br /> Hugo disait "ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent", car lui aussi plaignait "les autres, Car de son vague ennui le néant les enivre", mais il ajoutait aussitôt que "ceux qui luttent, ce sont ceux dont un dessein ferme emplit l'âme et le front". Quel dessein Perlman a-t-il eu ? pour lui, "il n'est rien de plus décoloré que la chose réalisée". Et de sa vie écoulée il ne lui reste que de l'amertume et du mépris. Au fond, qu'a-t-il accompli comme grandes batailles, à part saboter la sérénité de son entourage ?
P
(suite)<br /> Il vit dans l'excès, par nature, peut-être, mais plus encore pour tester à chaque instant l'indulgence de son entourage. Il mépriserait son gendre s'il n'était pas si intéressé à ses maladies. Lorsque ses discours déchaînent les rires de Geneviève, à quelles pitreries de flambeur n'est-il pas prêt... Il vit comme on joue à la roulette russe.<br /> <br /> Un de mes amis, excessif en tout lui aussi, disait souvent : "Dieu vomit les tièdes". La phrase résume bien le mélange d'orgueil et de fureur vaine qui anime le narrateur qui n'a rien construit de plus que son fils "veule". Au fond pourtant, il envie son fils, il envie sa sérénité quoi qu'il en dise, il envie son épanouissement, qu'il rapproche d'ailleurs de ses fleurs, sa seule source de fierté et d'intérêt. Et le musicien "qui le sauve de la vie", ce n'est pas le fiévreux Beethoven, ou bien Wagner, mais Bach.
P
Aha, il va me falloir plusieurs commentaires pour en parler, sinon je n'aurai pas la place :-) effectivement Perlman ne laisse pas indifférent ! <br /> <br /> Avant tout pourtant il me fait penser à ces tout petits garçons pour qui la joie de vivre est fureur de puissance, et dont l'action ne se traduit que par la destruction : il leur faut grandir un peu, atteindre 3 ou 4 ans pour trouver plaisir à construire, à assembler, à élever des monuments de sable ou de cubes. Pour Perlman, le narrateur, il n'est pas d'autres voies que la rage ou l'inaction béate, car il redoute la mélancolie des achèvements.<br /> <br /> Bien sûr il est seul ! peut-être a-t-il raison et le sommes-nous tous, mais il ne saurait en être autrement pour lui, puisque pour fuir l'ennui, il lui faut des guerres, "aussi vaines soient-elles, aussi meurtrières soient-elles". A sacrifier tout son entourage, la solitude est inéluctable. Le narrateur ne communique que dans le sarcasme et il en veut à tous ceux qui ne savent pas y voir l'affection qu'il ne traduit jamais en actes.
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