Une désolation
« Explique moi le mot heureux » : c’est la question lancinante que pose un père à son fils, dans le roman Une désolation de Yasmina Reza. Le père, Samuel Perlman, un vieillard misanthrope, atrabilaire, n’attend plus rien de la vie. Cynique, provocateur, misogyne mais sincère et émouvant car libéré de tout carcan social, il fustige une société devenue trop molle, désespérément bien-pensante et sans consistance. C’est l’occasion pour le héros de s’interroger sur l’accessibilité au bonheur, l’inéluctabilité de la solitude, la difficulté d’être… L’auteure avec beaucoup d’humour et de maîtrise, renvoie ces interrogations au lecteur, en l’immergeant dans ce monologue éreintant.
Toute l’habilité de Y. Reza est de nous maintenir dans une position inconfortable vis-à-vis des propos du héros. De cet inconfort naît la réflexion. En accord avec son héros déplorant une société qui s’enlise dans un confort de surface, l’auteure interdit une lecture complaisante. Confronté à ce narrateur à la fois fragile et rebelle, grinçant et sincère, et servi par une plume virtuose, les certitudes vacillent, le doute s’immisce : Samuel a-t-il raison ? Sommes nous condamnés à vivre dans un monde édulcoré, médiocre -et donc à avoir une vie médiocre-, où l’héroïsme a disparu ? A quelle distance se tenir de sa propre vie, de sa supposée réussite ? Le bonheur existe-t-il ?
Acculé à la rhétorique particulièrement efficace du héros, il nous faut réagir, prendre position, émerger, être plus que l’image de soi-même, bref, essayer de (re)-définir un possible rapport au monde.
Une désolation de Yasmina Reza
«En une génération tu balaies le seul credo qui m’ait jamais animé. Moi dont la seule terreur est la monotonie des jours, moi qui pousserais les battants de l’enfer pour fuir cet ennemi mortel, j’ai un fils qui croupit dans le loisir. Peut-être as-tu su d’avance- quelle sagesse si c’était le cas !- qu’on était voué à être inférieur à soi. Chaque jour le monde m’a rétréci. Et j’ai eu beau, vois tu sans relâche, lutter contre ce rétrécissement, ce fut une bataille perdue d’avance. Aussi bien, me diras-tu, fort du désolant alliage de prosaïsme et de médiocrité qui semble être ta matière, à quoi bon la livrer ? Parce que n’importe quelle guerre aussi vaine soit-elle, aussi meurtrière soit elle, est supérieure au confort. Dans ma vie, j’aurai été littéralement tué, d’abord confiné, puis exécuté, par l’inertie des aspirants au confort. Tes copains. La horde de tes semblables. »
« J’affirme que le seul système valable est le féodalisme, lequel avait le mérite de produire soit des nains qui fermaient leur gueule- et n’allaient pas nous emmerder avec le musée Picasso et autres veuleries culturelles- soit des chevaliers et des révolutionnaires, des types épiques qui maniaient le fer et la lance. Aujourd’hui on a des pancartes et des bonnes femmes comme vous qui chantent. Moi personnellement, ai-je répété, je préfère des vociférants assoiffés de sang qui brandissent des piques. Ça au moins, ça avait de la gueule »
« Mon petit, qui a goûté à l’action redoute l’accomplissement car il n’est rien de plus triste, de plus décoloré que la chose réalisée. Si je n’étais pas sans cesse en perpétuel devenir, il me faudrait alors lutter contre la mélancolie des achèvements, je ne vais quand même pas finir avec des vapeurs de bonne femme. A ton âge, je savais la conquête mais surtout, déjà, je savais la perte. Car je n’ai jamais souhaité, vois-tu, conquérir les choses pour les garder. Ni être qui que ce soit pour le rester. Au contraire. Dès que j’ai été quelqu’un, il m’a fallu le désagréger. N’être que le prochain de soi-même, mon petit. Il n’y a de satisfaction que dans l’espoir. »
« Il n’y a de réel qu’en soi, le monde n’est pas hors de soi »